Pour être à la mode depuis 2017, il ne faut plus être de droite ou de gauche, mais assumer une pensée, une identité idéologique. Le second tour le montre : Marine le Pen et Emmanuel Macron ont une vision bien différente voire totalement opposée sur des sujets économiques et sociaux, mais aussi de la France en général. On retrouve un discours qui s’adresse aux classes populaires chez Marine le Pen face à un discours en faveur du « progrès » chez Emmanuel Macron. Olivier Dard, professeur à la Sorbonne en histoire des idées, et spécialiste des droites en France, nous donne un éclairage sur le positionnement idéologique des candidats.

Vous êtes le coau­teur d’un récent Dic­tion­naire du pro­gres­sisme[1], paru pen­dant la cam­pagne pré­si­den­tielle. Pour­quoi un dic­tion­naire sur cette thématique ? 

Lorsqu’on a fait le dic­tion­naire du conser­va­tisme[2], on s’est ren­du compte, Fré­dé­ric Rou­villois, Chris­tophe Bou­tin et moi-même que chez Emma­nuel Macron, il y a aujourd’hui deux enne­mis : le conser­va­tisme et le popu­lisme. Par ailleurs depuis 2016, l’ac­tuel pré­sident de la Répu­blique se réclame ouver­te­ment du pro­gres­sisme. Il a répé­té cette affi­lia­tion sur le media en ligne Brut, le 8 avril der­nier. La cam­pagne de 2017 fut un nou­veau tour­nant dans l’utilisation du terme pro­gres­siste. Mais le pre­mier à mon sens – le plus récent – fut celui des débats sur le mariage pour tous en 2013, où les cli­vages « pro­gres­sistes » contre « conser­va­teurs » sont réap­pa­rus. Dans notre dic­tion­naire, nous cher­chons à faire un pano­ra­ma de l’utilisation de ce concept en poli­tique et dans le lan­gage médiatique.

Pour­riez-vous nous faire un his­to­rique de ces deux termes ? 

L’idée même de pro­grès d’abord, se déve­loppe sur­tout au XVIIIe siècle. La Révo­lu­tion ensuite, reprend le concept à son compte, en cher­chant à faire table rase du pas­sé, de l’Ancien régime, et à créer une cité et un homme nou­veaux. Le mot « pro­gres­sisme » appa­raît quant à lui en 1842 dans le dic­tion­naire des mots nou­veaux, et s’oppose en France au terme « conser­va­teur » à la fin du XIXe siècle. Les conser­va­teurs dési­gnent le camp monar­chiste après 1875, lorsque légi­ti­mistes et orléa­nistes échouent défi­ni­ti­ve­ment à ins­tal­ler leur pré­ten­dant sur le trône de France. Atten­tion, le mot « conser­va­teur » date, lui, du début du XIXe siècle. Il désigne le titre de la revue Le Conser­va­teur, diri­gée par Châ­teau­briand à par­tir de 1816, qui contri­bue lar­ge­ment à la défi­ni­tion du terme.

Venons-en à la cam­pagne pré­si­den­tielle. Peut-on dire en ce sens qu’Emmanuel Macron incarne le can­di­dat pro­gres­siste par défi­ni­tion ? Fré­dé­ric Rou­villois a publié un article inti­tu­lé « Macro­nie » ! Est-il pos­sible de l’inscrire dans une lignée avec d’autres can­di­dats aujourd’hui ?

Emma­nuel Macron a accen­tué le dyna­mi­tage du cli­vage droite-gauche entre 2017 et 2022. Valé­rie Pécresse en a d’ailleurs fait l’aveu dans un entre­tien au Figa­ro le 12 avril der­nier, en attri­buant sa défaite au fait qu’Emmanuel Macron avait copié son pro­gramme. C’est une grave erreur à mon sens, parce qu’elle a fait la démons­tra­tion d’une fai­blesse incon­tes­table en avouant en fin de compte n’avoir presque aucune dif­fé­rence idéo­lo­gique ou pro­gram­ma­tique avec le pré­sident. La conclu­sion que j’en tire est que la droite répu­bli­caine gaul­liste n’existe plus guère aujourd’hui, parce que n’ayant plus de socle idéo­lo­gique propre.

A défaut de socle idéo­lo­gique, les Répu­bli­cains ont-ils encore un socle électoral ?

Non, et les 4,7% de Valé­rie Pécresse nous l’ont bien mon­tré. L’échec des Répu­bli­cains s’explique sur­tout par leur inca­pa­ci­té à choi­sir entre la branche conser­va­trice qui s’en est allée chez Éric Zem­mour, et une branche pro­gres­siste, par­tie en grand nombre chez Emma­nuel Macron. Aujourd’hui, le pro­jet d’union de la droite et du centre que sou­hai­tait opé­rer Nico­las Sar­ko­zy avec l’UMP en 2007, et qu’il a pour­sui­vi avec les Répu­bli­cains en 2015, a tout sim­ple­ment échoué. D’ailleurs, il suf­fit de voir com­ment ont voté les élec­teurs de l’ouest pari­sien, essen­tiel­le­ment pré­oc­cu­pés par les ques­tions éco­no­miques, et très peu par les enjeux de socié­té ou iden­ti­taires. Tra­di­tion­nel­le­ment, ils votaient mas­si­ve­ment LR. Dès 2017, leur vote du second tour était entiè­re­ment en faveur d’Emmanuel Macron. Ce qui s’est confir­mé au pre­mier tour de 2022.

Avec l’apparition d’un can­di­dat comme Éric Zem­mour, et déjà avec Marine le Pen, peut-on dire qu’il y a un retour de l’opposition entre can­di­dats pro­gres­sistes et conser­va­teurs par­mi les candidats ?

Le conser­va­tisme chez Éric Zem­mour est une ques­tion com­plexe. Aujourd’hui, il s’incarne essen­tiel­le­ment dans la figure de Marion Maré­chal, qui pour beau­coup d’électeurs de droite, est une figure des valeurs conser­va­trices. Elle s’est en par­ti­cu­lier illus­trée lors des Manifs pour Tous entre 2013 et 2017, incar­nant ain­si la branche conser­va­trice du Ras­sem­ble­ment natio­nal (ex-FN) de l’époque. Elle est d’une cer­taine manière à sa place chez Éric Zem­mour, qui regroupe les anciennes grandes figures conser­va­trices des Répu­bli­cains et du Ras­sem­ble­ment natio­nal. Il est cer­tain que plus qu’une union des droites, il s’agit d’une nou­velle union des conser­va­teurs autour d’un pro­gramme commun.

Peut-on oppo­ser aujourd’hui dans l’électorat, comme le fait David Good­hart, les « anyw­here » et « somew­here » ? Que veut-il dire par-là ?

Les « somew­here », ce sont les enra­ci­nés, ceux qui ne peuvent pas quit­ter leur ville ou leur vil­lage, par manque de moyens éco­no­miques. Ce sont sou­vent les élec­teurs de Marine le Pen ou de Jean-Luc Mélen­chon. On pour­rait asso­cier les gilets jaunes à cette caté­go­rie de la popu­la­tion par exemple. Ces per­sonnes ont un tra­vail modeste – employé, fonc­tion­naire ter­ri­to­rial – et ont tout juste les moyens d’élever une famille. Leurs enfants vont bien sûr à l’école public du sec­teur. A l’inverse, les « anyw­here », ce qui se tra­duit par « les per­sonnes venant de nulle part », sont les jeunes d’une socio­lo­gie mon­dia­li­sée, sco­la­ri­sés dans les centres-villes, ou en région pari­sienne, et qui ont les moyens de quit­ter la France pour faire une par­tie de leurs études, ou un stage. Ils se dis­tinguent sou­vent par une meilleure maî­trise des langues étran­gères, qui faci­litent leur recru­te­ment lors de leur pre­mière recherche d’emploi. La mise en avant de l’apprentissage des langues étran­gères par Jean-Michel Blan­quer dans sa der­nière réforme de l’enseignement, vise par­ti­cu­liè­re­ment ce genre d’électorat issu des classes moyennes supé­rieures, plu­tôt favo­rable aux idées d’Emmanuel Macron.

 

[1] Fré­dé­ric Rou­villois, Oli­vier Dard, Chris­tophe Bou­tin, Dic­tion­naire du pro­gres­sisme, Cerf, 2022, 1234 p.

[2] Dic­tion­naire du conser­va­tisme, Cerf, 2017, 1072p.