Largement inconnu chez les jeunes, le nom de Valéry Giscard d’Estaing symbolise l’entrée du pays dans une nouvelle ère, celle inaugurée par Mai 68. L’héritier du gaullisme après Georges Pompidou va enterrer le gaullisme. Ses réformes dynamiteront les références traditionnelles au profit du “libéralisme avancé”, de l’inféodation aux Etats-Unis et de la construction européenne. Emmanuel Macron, sa copie 2.0, vient de décréter un jour de deuil national, mercredi prochain, 9 décembre.
On se souvient de lui comme le Kennedy français. Dans un pays corseté par une morale victorienne, Giscard va faire souffler le vent du renouveau. Mais depuis 68, c’est une tempête tropicale qui balaie l’ancien monde. VGE aura beau être un surdoué, bachelier à 15 ans comme son mentor Edgar Faure, il sera à la remorque de la gauche, à force de respirer l’air du temps. Toutes ses réformes feront le lit de son adversaire François Mitterrand — qui finira par le battre en 1981, avec l’aide de Jacques Chirac, patron du RPR, son meilleur ennemi. Giscard regrettera toute sa vie de ne pas avoir aboli la peine de mort, ce que fera son successeur sitôt élu, et de manière retentissante.
Loi Veil et tutti quanti
Avec Giscard, l’ethos de Mai 68 entre dans sa phase politique. Le nom de VGE restera associé ad vitam à la libéralisation des mœurs : dépénalisation de l’avortement (loi Veil, 1975, surtout promue par Jacques Chirac, alors Premier ministre), extension de la contraception aux mineures (complétant la loi Neuwirth de 1967) avec remboursement de la pilule, abaissement de la majorité de 21 à 18 ans (1974), divorce par consentement mutuel (1975) ringardisant l’adultère. Aujourd’hui, ces mesures ne font plus débat. Nul ne songe à revenir sur ces “conquêtes” sociétales. Mais à l’époque, les esprits s’enflamment. L’avortement passera grâce à l’appui de la gauche contre une partie de la droite et dans le plus fracassant silence épiscopal. On est avant l’arrivée de Jean-Paul II (1978).
Regroupement familial
Le progressisme se traduira aussi par une ouverture au monde tous azimuts. Le décret autorisant le regroupement familial (1976) est à l’origine de l’immigration massive avec laquelle le pays se débat toujours 40 ans plus tard, sur fond de terrorisme et de criminalité. En 2018, VGE reconnaîtra avoir eu « tort ». Les chocs pétroliers de 1973 et 1979 entacheront aussi le bilan de son septennat, durement marqué par l’inflation et les plans d’austérité de son Premier ministre Raymond Barre. La France sortait des Trente glorieuses et ce coup de déprime favorisera le socialisme qui voulait “changer la vie”. En 1981, accusé d’être « un homme du passé », Giscard cèdera sa place à François Mitterrand et gardera toujours de son mandat, « la frustration de l’œuvre inachevée ». Son “au revoir” (19 mai 1981) sera perçu comme une théâtralisation excessive à la fois pathétique et burlesque.
Pourtant, VGE avait tout pour réussir. La mort prématurée de Georges Pompidou avait accéléré son destin présidentiel. Le 27 mai 1974, il devint, à 48 ans, le plus jeune président de la Ve République. Son esprit brillant mais formaté par l’énarchie le rendit inapte à percevoir les conséquences des mutations en cours. La France, comme tout l’Occident, était traversé par une lame de fond libertaire qui aurait mérité davantage de prudence. Les structures de transmission (comme l’école ou l’université) étaient déjà très corrodées de l’intérieur. Giscard n’entreprit rien dans ce domaine, si ce n’est la désastreuse réforme Haby (1975) qui instaure un collège unique repoussant après la classe de 3e l’orientation vers les filières générales ou professionnelles.
Sa volonté de changer de style, en s’invitant à la table des Français ou en jouant de l’accordéon, fut souvent mal comprise par une opinion encore attachée au prestige du pouvoir souverain. Le 3e monarque républicain passa ainsi pour un régent entre de Gaulle et Mitterrand. On le soupçonna de démagogie, alors qu’il voulait sincèrement se rapprocher du peuple en cassant les codes de sa caste.
Président de l’Europe ? C’était son rêve.
Certain de la réélection de François Mitterrand, il ne concourt pas à la présidentielle de 1988, ni à la suivante, crédité de 2 % des voix. Peu de temps avant sa mort, il se disait pourtant persuadé que, s’il s’était présenté, il aurait gagné contre Balladur et Chirac.
Alors que le giscardisme disparaît peu à peu du paysage politique, l’ancien président poursuit un ultime but : devenir président de l’Europe. Il rêve des « Etats-Unis d’Europe », d’une Europe politique. Président de la Convention sur l’avenir de l’Europe, Valéry Giscard d’Estaing initie la Constitution européenne, rejetée par la France et les Pays-Bas en 2005.
En 2003, l’Académie française accueille un immortel. VGE s’assied au fauteuil numéro 16, anciennement occupé par Charles Maurras et Léopold Sédar Senghor.