Empoisonnement, procès judiciaire, révoltes populaires et tension diplomatique : le match entre la Russie et l’Europe a pris une tournure particulière en ce début d’année. Depuis son empoisonnement, Alexeï Navalny chamboule tout le vieux continent et déstabilise le pays de Vladimir Poutine.

Le 20 août 2020, Alexeï Naval­ny, prin­ci­pal oppo­sant poli­tique de Vla­di­mir Pou­tine, était vic­time d’un empoi­son­ne­ment alors qu’il pre­nait l’a­vion pour ren­trer à Mos­cou. Tout juste reve­nu d’Al­le­magne où il était en conva­les­cence, le mili­tant se voit condam­né à plus de deux ans et demi de pri­son ferme par l’État russe pour vio­la­tion de son contrôle judi­ciaire dans le cadre d’une affaire datant de 2014. L’af­faire en ques­tion concerne la socié­té fran­çaise de cos­mé­tique Yves Rocher dont la filiale russe avait por­té plainte contre Naval­ny pour détour­ne­ment de fonds. La Cour euro­péenne des droits de l’Homme avait alors esti­mé que le juge­ment ren­du était “arbi­traire et mani­fes­te­ment dérai­son­nable” mais la jus­tice russe n’est jamais reve­nue sur sa déci­sion et ce même lorsque l’en­tre­prise a fina­le­ment recon­nu n’a­voir subi aucun dom­mage. Depuis, l’U­nion euro­péenne est confron­tée à un jeu d’é­qui­li­brisme où l’i­déal démo­cra­tique balance avec l’im­pé­ra­tif éco­no­mique et sanitaire.

Affronter ou s’écarter : l’heure du choix

La Rus­sie, depuis les accu­sa­tions à l’en­contre d’A­lexeï Naval­ny, se divise pro­fon­dé­ment. L’é­chec de l’empoisonnement de Naval­ny rend la parole de ce nou­veau mar­tyr encore plus reten­tis­sante. D’a­bord il est accu­sé à tort, ensuite il manque de mou­rir de la main du gou­ver­ne­ment et désor­mais la jus­tice russe l’en­ferme pour le faire taire. Pour­tant dans les rues de Mos­cou et dans d’autres villes de pro­vince les récri­mi­na­tions contre la condam­na­tion de Naval­ny s’in­ten­si­fient : plus de 1 400 per­sonnes ont été inter­pel­lées le mar­di 2 février, jour où le tri­bu­nal de Mos­cou a ren­du son juge­ment, et ce chiffre s’é­lève en tout à plus de 10 000 depuis son retour d’Al­le­magne. Les images des mani­fes­ta­tions cir­cu­lant sur les réseaux sociaux montrent que ces inter­pel­la­tions sont géné­ra­le­ment vio­lentes et semblent dis­pro­por­tion­nées même si le porte parole du gou­ver­ne­ment refuse le terme de répression.

La com­mu­nau­té euro­péenne s’est donc empa­rée du sujet et, ven­dre­di 5 février, l’es­pa­gnol Joseph Bor­rell, chef de la diplo­ma­tie euro­péenne, se ren­dait à Mos­cou pour ren­con­trer le ministre russe des Affaires étran­gères, Ser­gueï Lavrov. Ce der­nier ne semble pas consi­dé­rer sérieu­se­ment les cri­tiques euro­péennes à l’é­gard des répres­sions russes contre les par­ti­sans d’A­lexeï Naval­ny. Il s’in­quiète davan­tage des appels à “libé­rer la Rus­sie” que lance Naval­ny depuis sa pri­son que des menaces tièdes de Bruxelles. Si elle espère être res­pec­tée, l’Eu­rope va devoir se mon­trer ferme et impla­cable envers Mos­cou puisque les signes actuels que le Krem­lin ren­voie ne tra­duisent aucune crainte de leur part.

Un rappel à l’ordre bilatéral

De fait, Joseph Bor­rell avait eu rai­son avant sa ren­contre avec Ser­gueï Lavrov de recon­naître les ” rela­tions [entre Bruxelles et Mos­cou] sévè­re­ment ten­dues » car, preuve en est, Mos­cou n’a aucu­ne­ment hési­té, le même jour, à décla­rer per­so­na non gra­ta trois diplo­mates alle­mands, polo­nais et sué­dois ayant par­ti­ci­pé à l’une des mani­fes­ta­tions en faveur de la libé­ra­tion de Naval­ny. Celle-ci, excep­tion­nelle dans l’his­toire de la diplo­ma­tie, consiste à ren­voyer chez eux des agents diplo­ma­tiques ce qui, sym­bo­li­que­ment, est très fort. Joseph Bor­rell n’a pu que condam­ner fer­me­ment cette déci­sion de la part des Russes et s’y plier. L’in­ci­dent est d’au­tant plus regret­table puisque l’en­tre­tien avec le ministre russe avait plu­tôt bien com­men­cé ; le diplo­mate euro­péen avait enta­mé le dia­logue en qua­li­fiant le vac­cin russe contre la Covid-19, le Spout­nik V, de “bonne nou­velle pour l’hu­ma­ni­té”.

D’un côté Joseph Bor­rell condamne la Rus­sie sur “les ques­tions d’État de droit, de droits humains, de socié­té civile et de liber­tés poli­tiques” et de l’autre Mos­cou réfute “l’in­gé­rence” euro­péenne et déclare : “La par­tie russe s’attend à ce qu’à l’avenir les mis­sions diplo­ma­tiques du Royaume de Suède, de la Répu­blique de Pologne et de la Répu­blique fédé­rale d’Allemagne et leurs per­son­nels res­pectent scru­pu­leu­se­ment les normes de droit international”.

Le com­por­te­ment de ces diplo­mates aurait-il remis en cause l’au­to­ri­té mora­li­sa­trice de l’Europe ?

L’Allemagne à contre-courant

Le second point pour lequel l’U­nion euro­péenne n’a que peu de choses à attendre de ce dia­logue avec Mos­cou, naît des rela­tions ambigües et inté­res­sées qui les lient.  D’un côté Ange­la Mer­kel tweete que “la vio­lence contre les mani­fes­tants paci­fiques doit ces­ser” mais, en paral­lèle, défend le pro­jet de gazo­duc sous-marin Nord Stream 2 entre son pays et celui de Pou­tine. Cette contra­dic­tion euro­péenne laisse au Krem­lin une oppor­tu­ni­té ines­ti­mée d’é­car­ter tout risque de sanc­tion. D’ailleurs Alexeï Mil­ler, patron du géant russe Gaz­prom, a récem­ment lais­sé entendre dans un com­mu­ni­qué que dans l’hy­po­thèse où Nord Stream 2 n’a­bou­ti­rait pas, Gaz­prom pren­drait tout son temps pour rem­bour­ser ses par­te­naires euro­péens. Mal­gré cela, l’Al­le­magne per­siste alors que la France et la Pologne la prie d’abandonner.

Autre piège qui étouffe l’UE dans cette affaire : le vac­cin anti-Covid russe. Encore une fois, la chan­ce­lière alle­mande oublie vite Naval­ny et, face à la pénu­rie de vac­cins qui se pro­file à l’heure où les labo­ra­toires Pfi­zer, Moder­na et Astra­Ze­ne­ca déclarent tous des retards de livrai­son, elle pro­pose à la Rus­sie une pro­duc­tion com­mune du vac­cin et une aide administrative.

Le som­met euro­péen pré­vu en mars, qui abor­de­ra la ques­tion de la rela­tion avec la Rus­sie, risque donc d’être ten­du et d’op­po­ser les pays euro­péens pro et anti-sanc­tions envers la Rus­sie. Cer­tains assurent pour­tant qu’il y aura des sanc­tions mais que leur impor­tance sera sûre­ment rela­tive. Pour le moment Var­so­vie, Ber­lin et Stock­holm, concer­nés par l’ex­pul­sion de Rus­sie de leurs diplo­mates res­pec­tifs, ont répon­du “œil pour œil, dent pour dent” en ren­voyant cha­cun un diplo­mate russe en poste dans leur pays.