Mi-février 2021, le gouvernement a mis en place une aide de 100 millions d’euros destinée aux sociétés installant des bornes de recharge électrique sur les autoroutes. Ce nouveau levier actionné par l’État entre dans la galaxie des politiques publiques incitant au développement des transports partagés et des véhicules non polluants. Car c’est sans doute en créant une offre attractive pour les mobilités alternatives à la voiture individuelle à moteur thermique que l’on développera la demande. Une logique suivie en partie par les pouvoirs publics ; mais en partie seulement, car les engagements ne sont pour l’instant pas à la hauteur des besoins.

« D’ici fin 2022, les aires de ser­vices d’autoroutes seront toutes équi­pées en bornes de recharge très rapide », a décla­ré le ministre des Trans­ports, Jean-Bap­tiste Djeb­ba­ri alors que parais­sait un décret met­tant en place un méca­nisme inci­ta­tif de déploie­ment de bornes élec­triques. 440 aires devront com­por­ter au moins quatre bornes de recharge« dont au moins deux de 150 kW per­met­tant une recharge en moins de 20 minutes »Selon le gou­ver­ne­ment, grâce à cette aide, les sta­tions de recharge sur les auto­routes seront finan­cées en moyenne à 30 %. Mais cette sub­ven­tion est-elle vrai­ment à la hau­teur de l’enjeu ?

Le gou­ver­ne­ment fran­çais a fixé en octobre 2020 un objec­tif ambi­tieux de 100 000 bornes élec­triques ouvertes au public dans l’Hexagone d’ici la fin 2021. Or, la France comp­tait moins de 32.000 points de recharge en février 2021. Au-delà des effets d’annonce, l’État fran­çais a en effet adop­té dans ce domaine une démarche pro­gres­sive, mobi­li­sant des inves­tis­se­ments limi­tés, bien en-deçà de ceux exi­gés par ce vaste chan­tier. Le gou­ver­ne­ment semble faire le pari d’un mar­ché tiré par la demande, alors qu’il s’agirait plu­tôt, selon de nom­breux acteurs du sec­teur, de dyna­mi­ser celle-ci en déve­lop­pant l’offre.

Bornes de recharge électrique : changer d’échelle

Faut-il attendre, avant d’investir dans un réseau dense de bornes de charge rapide, que le nombre de voi­tures élec­triques aug­mente ? Ou bien faut-il au contraire garan­tir un nombre suf­fi­sant de bornes pour convaincre les Fran­çais de se conver­tir en masse à l’électrique ? Si le gou­ver­ne­ment semble avoir plu­tôt misé sur la pre­mière solu­tion, c’est pour­tant la seconde qui a la faveur de la plu­part des pro­fes­sion­nels et des spécialistes.

« Pour accé­lé­rer le pas­sage à l’élec­trique, nous allons jouer sur deux leviers : faci­li­ter l’ac­qui­si­tion d’un véhi­cule élec­trique et faci­li­ter son uti­li­sa­tion », a pour­tant décla­ré Bar­ba­ra Pom­pi­li lors du lan­ce­ment de « l’objectif 100.000 bornes ». « Aujourd’hui le frein peut être la peur de la panne et ce pro­blème est réso­lu par l’État et les grands par­te­naires qui s’allient pour qu’il y ait des bornes de recharge par­tout en France », a éga­le­ment affir­mé la ministre de la Tran­si­tion éco­lo­gique. « J’ai fixé l’objectif que toutes les sta­tions auto­rou­tières et des routes natio­nales soient équi­pées au plus vite. C’est l’un des prin­ci­paux freins au déve­lop­pe­ment de l’électrique », a éga­le­ment sou­li­gné le ministre des Trans­ports Jean-Bap­tiste Djeb­ba­ri. Avec l’objectif de « déve­lop­per l’itinérance, c’est-à-dire les tra­jets longue dis­tance ».

Mais der­rière ce diag­nos­tic juste et ces louables décla­ra­tions d’intention, les moyens mobi­li­sés res­tent clai­re­ment insuf­fi­sants pour lever rapi­de­ment le prin­ci­pal frein de la mobi­li­té élec­trique : l’assurance de pou­voir effec­tuer de longs tra­jets en toute séré­ni­té, sans avoir peur de tom­ber en panne. Or c’est bien un « choc de l’offre » qui per­met­tra de boos­ter la demande et de modi­fier les usages et les com­por­te­ments. Si l’on s’accorde, comme bon nombre d’experts, sur le fait que le déve­lop­pe­ment des véhi­cules propres, à zéro émis­sion, repré­sente la voie la plus effi­cace à moyen terme et la plus accep­table socia­le­ment pour s’engager vrai­ment sur le che­min de la mobi­li­té durable, l’enjeu impose clai­re­ment un chan­ge­ment d’échelle.

Pour les véhi­cules eux-mêmes, ce sont bien les construc­teurs auto­mo­biles qui ont créé la demande en déve­lop­pant de nou­veaux modèles élec­triques au sein de leur gamme – contraints par la légis­la­tion de limi­ter leurs émis­sions de CO2 et sous la pres­sion des maires des grandes villes dési­reux de réduire pro­gres­si­ve­ment l’accès des voi­tures à moteur ther­mique. « Plus il y aura de marques et de poten­tia­li­tés, plus il y aura de clients pour consi­dé­rer le véhi­cule élec­trique, et donc plus il y aura d’acheteurs », explique ain­si Gilles Nor­mand, le patron de la mobi­li­té élec­trique du groupe Renault.

Et, avec les aides gou­ver­ne­men­tales à l’achat, ça marche ! En 2020, près de 195.000 véhi­cules élec­triques et hybrides rechar­geables ont été imma­tri­cu­lés en France, mar­quant une hausse sans pré­cé­dent de plus de 125.000 uni­tés par rap­port à l’année pré­cé­dente. Les ventes de véhi­cules élec­triques ont même repré­sen­té en décembre 2020 plus de 16 % du mar­ché auto­mo­bile fran­çais. Des cita­dines aux ber­lines, en pas­sant par les SUV et les com­pactes : les modèles élec­triques et hybrides inves­tissent tous les seg­ments et séduisent les ache­teurs. Selon l’organisation Trans­port & Envi­ron­ne­ment, de 60 véhi­cules élec­triques, hybrides rechar­geables et à hydro­gène en 2018, on est pas­sé à 176 modèles en 2020 et on attein­dra 214 en 2021 !

Agir sur l’offre de mobilité durable : des exemples probants

Pour favo­ri­ser les dif­fé­rentes formes de mobi­li­té durable et déclen­cher des chan­ge­ments de com­por­te­ment, les pou­voirs publics doivent prendre le risque de déve­lop­per une offre. C’est d’ailleurs un fait bien connu des bureaux d’études, des modé­li­sa­teurs, des pla­ni­fi­ca­teurs et des ges­tion­naires de réseaux de trans­port : la construc­tion d’une nou­velle infra­struc­ture ou l’amélioration d’une infra­struc­ture exis­tante a pour effet d’attirer une demande nou­velle, qua­li­fiée de tra­fic « induit ». Poin­té pour la pre­mière fois à la fin des années 1950, ce phé­no­mène est lar­ge­ment docu­men­té et le phé­no­mène d’induction de la demande par l’offre a été obser­vé empi­ri­que­ment à maintes reprises.

Ain­si, en zone dense, il ne sert à rien de faci­li­ter l’usage de l’automobile, car l’espace qu’on lui attri­bue est rapi­de­ment uti­li­sé et la conges­tion revient, du fait du « tra­fic induit ». L’inverse est éga­le­ment vrai : quand on réduit la capa­ci­té de la voi­rie, le tra­fic se contracte et un nou­vel équi­libre s’installe, la conges­tion res­tant glo­ba­le­ment la même. « Ce n’est pas seule­ment une théo­rie, mais un constat, maintes fois véri­fié sur des dizaines de cas dans le monde, y com­pris lors de la fer­me­ture de la voie sur berge à Paris », explique Fré­dé­ric Héran, éco­no­miste des trans­ports et urba­niste à l’université de Lille. « Cela signi­fie que les gens s’adaptent, notam­ment en cher­chant à uti­li­ser d’autres modes ».

L’espace étant par­ti­cu­liè­re­ment rare en milieu urbain, un équi­libre entre la demande de dépla­ce­ment en voi­ture et l’offre d’espace for­cé­ment limi­tée s’établit en per­ma­nence. « Dès que les embou­teillages s’intensifient, cer­tains finissent par renon­cer à prendre leur voi­ture et essaient d’autres solu­tions ». La logique s’applique au sta­tion­ne­ment dans les villes. La pro­ba­bi­li­té de trou­ver aisé­ment une place à des­ti­na­tion influence for­te­ment le choix de s’y rendre ou non en voi­ture. Résul­tat : plus on pro­pose du sta­tion­ne­ment, plus on aura de voi­tures… Et inversement.

Ce tra­fic nou­veau sus­ci­té par l’offre de nou­velles pos­si­bi­li­tés consti­tue un enjeu essen­tiel pour la mobi­li­té durable. L’action sur l’offre de trans­ports est en effet un levier très impor­tant pour orien­ter les dépla­ce­ments dans le sens d’un déve­lop­pe­ment durable. « Il faut dans ce domaine une offre attrac­tive, un saut qua­li­ta­tif impor­tant dans l’offre des mobi­li­tés alter­na­tives pour créer une nou­velle demande, celle du report modal », sou­ligne ain­si Juliette Wal­ckiers, spé­cia­liste de la mobi­li­té durable.

Dans cette logique, le déve­lop­pe­ment des trans­ports publics passe avant tout par une offre attrac­tive : moder­ni­té, confort, vitesse, fré­quence et ampli­tude de ser­vices, sta­bi­li­té des horaires, tarifs… C’est la condi­tion pour déclen­cher un chan­ge­ment de com­por­te­ment et d’habitudes.

Ce prin­cipe s’applique aus­si au déve­lop­pe­ment des mobi­li­tés douces et en par­ti­cu­lier du vélo : la pré­sence de pistes cyclables denses et sécu­ri­sées aug­mente méca­ni­que­ment la part de ce mode de dépla­ce­ment. Selon Fré­dé­ric Héran, de tels amé­na­ge­ments font même d’une pierre deux coups : tout en sécu­ri­sant les dépla­ce­ments à vélo, ils contri­buent à prendre de la place à la voi­ture et à modé­rer le tra­fic. Dans Paris intra-muros, depuis le début des années 1990, la vitesse moyenne des voi­tures est ain­si pas­sée de 21 km/h à 14 km/h, le tra­fic auto­mo­bile a presque chu­té de moi­tié, et la pra­tique du vélo a décu­plé. Des chan­ge­ments par­fois radi­caux sont pos­sibles en matière de mobi­li­té. Il faut pour cela action­ner les bons leviers et don­ner aux Fran­çais les moyens de trans­for­mer leurs habitudes.