Loin des approximations historiques ou des réappropriations de personnages opérées par des candidats et des journalistes ces derniers mois, l’historien Éric Anceau* nous livre ses analyses sur la présidentielle. Propos recueillis par Maximilien Nagy
L’arrivée d’Éric Zemmour a bousculé la campagne présidentielle à droite. En quoi ce phénomène est-il inédit selon vous ?
La candidature d’Éric Zemmour a fait l’effet d’une bombe à fragmentation pour la droite, en parvenant à capter une partie importante de l’électorat LR, les plus à droite, mais aussi de celui du RN. Mais ses succès ne s’arrêtent pas là. Il a réussi en effet à récupérer une partie non-négligeable des gilets jaunes, comme en témoigne le soutien d’une de leurs chefs de file, Jacline Mouraud, lors du meeting de Villepinte le 5 décembre dernier.
De quand pourrait-on dater l’apparition de candidats originaux, qui n’ont jamais fait de politique auparavant ?
On peut dater cette apparition dès la première élection présidentielle au suffrage universel direct en 1965 avec Marcel Barbu, le « candidat des citoyens ordinaires », mais qui ne recueille que 1 % des suffrages exprimés. Le choc est la candidature de l’humoriste Coluche en 1981. Il atteint 15 % d’intentions de vote au début de la campagne, mais il dit avoir subi différentes menaces et n’a de toute façon pas réuni les 500 signatures d’élus nécessaires pour pouvoir se présenter. Le cas d’Éric Zemmour est très différent. D’après son équipe de campagne, il aurait déjà 300 parrainages et pourrait réunir les 500 requises d’ici la date fatidique. Quant à son niveau dans les sondages, il plafonne pour l’instant à 15% ce qui est très honorable pour un candidat qui n’a pas fait de politique par le passé. J’apporterai plusieurs nuances à ce succès : Éric Zemmour est très médiatisé depuis quelques années déjà pour ses prises de position sur l’Islam et l’immigration en particulier. Il n’est pas inconnu du public, loin de là et bénéficie du soutien de Vincent Bolloré (CNews, Europe 1) et de Valeurs actuelles.
Bien qu’ils soient deux candidats au profil très différent, peut-on comparer le phénomène Zemmour au phénomène Trump de 2016 ?
Il me semble que oui. L’un est journaliste, l’autre homme d’affaires. Le message très fort des élections américaines de l’époque est qu’on peut ne jamais avoir fait de politique et gagner une élection présidentielle. Éric Zemmour a fait ce pari. Reste à savoir s’il remportera la même adhésion que Trump il y a cinq ans. J’ajouterais qu’il y a une autre différence fondamentale entre les deux hommes qui nous renvoie à leur pays d’origine : l’un est cultivé et se réfère à l’histoire, l’autre est un homme d’affaires.
Pensez-vous que l’on pourrait voir un phénomène identique un jour en France : un candidat du milieu des affaires qui se lancerait dans la bataille présidentielle et la gagnerait ?
Dans l’histoire de la Ve République, deux cas se sont présentés seulement. D’abord, l’homme d’affaires Nicolas Miguet, candidat libéral, opposé à l’impôt et fondateur du Rassemblement des contribuables français, qui avait de grands moyens pour mener campagne mais qui s’est présenté quatre fois à la présidentielle depuis 2002 sans jamais recueillir les 500 parrainages. Ensuite, plus récemment, Denis Payre, le fondateur du parti Nous Citoyens, qui a tenté de se présenter aux primaires des Républicains cette année, mais sans obtenir de se présenter aux débuts terminaux. Les Français ont un rapport traditionnellement méfiant à l’égard des hommes d’affaires, à la grande différence des États-Unis, et le peu de succès que ces candidats ont remporté en témoigne.
De nombreux journalistes tentent de classer les différents candidats de droite en fonction des courants établis par René Rémond dans Les droites en France – la droite orléaniste, la droite bonapartiste et la droite légitimiste. Est-il encore pertinent de faire ainsi ?
Dans son ouvrage majeur pour l’histoire politique, René Rémond présente trois familles à droite : la droite bonapartiste très verticale ancrée dans un socle populaire, la droite légitimiste, nostalgique de l’Ancien Régime, en faveur de la dynastie Bourbon et la droite orléaniste, partisane d’une monarchie parlementaire, menée par la dynastie des Orléans. Cette thèse est sans doute intéressante pour analyser la vie politique, jusqu’au milieu du XXe siècle, mais l’est moins aujourd’hui. D’ailleurs, dans une conversation que j’ai eue avec René Rémond au début des années 2000, il convenait lui-même que sa thèse n’avait plus de pertinence au XXIe siècle. Que reste-il par exemple de la droite légitimiste aujourd’hui ? Les positions en faveur du retour d’une monarchie en France sont quasiment absentes à ce jour et les positions traditionnelles sur la famille ou plus largement sur les questions sociétales ne suffisent ni à faire un programme, ni à faire de ce courant l’héritier du légitimisme.
Où pourrait-on placer Éric Zemmour ?
Le meilleur qualificatif que l’on pourrait donner à M. Zemmour, est celui de populiste. Il concentre les mécontentements d’une catégorie non-négligeable de la population, en particulier les classes moyennes, qui dénoncent l’immigration, la taxation massive, et qui sont préoccupés par les questions identitaires. Il suscite aussi les espoirs d’un électorat catholique traditionaliste, d’une partie des élites très à droite, mais aussi d’une partie des couches populaires.
Nous avons parlé d’Éric Zemmour et de Marine le Pen. Comment positionner Valérie Pécresse par rapport à ces deux candidats ?
On pourrait la qualifier d’héritière de Jacques Chirac. Son programme est très pragmatique, elle évite dans l’ensemble d’y intégrer des idées trop clivantes telle la question de l’islam, celle de l’identité française, ou encore le rapport de la France avec l’Europe. Elle assume un programme de droite sur les questions régaliennes : fermeté face à la délinquance, contrôle de l’immigration, réforme des institutions européennes, tout en préservant l’Union européenne. Mais aussi libéral sur les questions économiques : réduction du nombre de fonctionnaires, baisse des impôts pour les classes moyennes, etc. Un moyen d’attirer les électeurs de la droite traditionnelle issus de la bourgeoisie. Le score réalisé par son concurrent du deuxième tour de la campagne pour l’investiture LR, Éric Ciotti, situé bien plus à droite qu’elle, l’a forcé aussi à durcir son discours sur les questions de sécurité ces dernières semaines. Nous verrons si cela suffit pour qu’elle se distancie de ses concurrents dans les sondages, et surtout de Marine le Pen. Pour l’instant, les sondages donnent la candidate LR dans un mouchoir de poche avec sa concurrente du RN.
Le général de Gaulle est aujourd’hui une référence pour la plupart des personnalités politiques de droite comme de gauche. Y a‑t-il une quelconque pertinence dans cette réutilisation ?
C’est un fait hors de l’extrême gauche et d’EELV. Même Mélenchon n’échappe pas à cette règle. Ainsi nous l’avions interrogé pour la Revue politique et parlementaire à l’occasion de la publication du numéro anniversaire que j’ai coordonné en 2020 et il se montrait très gaullien. La Fondation de Gaulle s’est récemment opposée, dans un communiqué début décembre, à l’instrumentalisation de son discours par Zemmour comme elle avait pu le faire auparavant pour d’autres candidats. Mais cela n’est pas dissuasif. La référence à de Gaulle ou même à d’autres figures de l’histoire, est très populaire. Tous les candidats de droite ou de centre-droit, Marine le Pen, Éric Zemmour et Emmanuel Macron se revendiquent de lui d’une manière ou d’une autre. Marine le Pen le fait souvent par exemple, mais oublie toutefois que de Gaulle était bien plus libéral qu’elle ne l’est sur les questions économiques. Les positions du Rassemblement national sur ce terrain s’apparentent bien davantage à celles du Parti communiste au temps de Georges Marchais dans les années 1980 qu’à celle du président De Gaulle entre 1958 et 1970 !
Qu’est-ce qui, selon vous, explique la faible place de la gauche dans la campagne présidentielle ?
L’absence de la gauche dans la présidentielle me paraît due au fait qu’elle a renoncé à ses fondamentaux, en particulier les questions sociales. La base populaire ne semble plus intéressée par ses propositions, surtout centrées sur les questions sociétales (droits des minorités, racisme, wokisme). L’abandon d’une thématique comme la laïcité explique aussi à mon sens la difficulté pour la gauche de se faire une place dans le débat. Les personnalités qui avaient l’habitude de s’exprimer sur la question, Arnaud Montebourg et Anne Hidalgo, sont à peine audibles aujourd’hui. La plus grande déception pour une partie de l’électorat de gauche est sans doute Jean-Luc Mélenchon, qui paraît avoir abandonné cette thématique, dont il s’était fait le principal défenseur jusqu’à maintenant. Même si nous n’en sommes qu’au tout début de la campagne, le fait qu’il soit crédité par les sondages de dix points de moins que lors de sa belle campagne de 2017 me semble significatif. Nous verrons si Christiane Taubira parvient à renouveler le discours à gauche si jamais elle était choisie par la primaire. Il est encore trop tôt pour le dire.
Éric Anceau est professeur à la Sorbonne en histoire contemporaine.
Auteur de La laïcité, un principe, De l’Antiquité au temps présent, paru le 5 janvier 2022 chez Passés Composés et Les élites françaises, des Lumières au Grand confinement, Passés Composés, 2020.