Depuis 2014, des milliers de chrétiens ont fui les persécutions de Daesh en Irak. Peu espèrent retrouver leur terre; le plus grand nombre tente de se faire une place dans les pays limitrophes, en rêvant d’Occident et de paix. Helen, volontaire en Jordanie pour l’association SOS Chrétiens d’Orient, est de ceux-là.
Février 2022 : le mois s’achève à peine quand je rejoins la Jordanie. Je dois y assurer la réception d’une cargaison de donations bretonnes acheminées jusqu’au port d’Aqaba par le porte-hélicoptères amphibie français « Mistral ». Cette opération à quatre mains entre la Marine nationale et l’association SOS Chrétiens d’Orient vise à aider les réfugiés chrétiens d’Irak installés à Amman depuis plusieurs années. Au-delà du défi logistique, l’intérêt de ma mission résidait aussi dans le témoignage des déplacés. Au fil de longues discussions, je mesure la détresse de ces chrétiens persécutés, pour qui l’avenir ne s’écrit plus au Proche-Orient.
Helen est volontaire. Elle est à la fois mon « fixeur » et mon interprète. Cette trentenaire, architecte de formation, vit depuis huit ans avec ses parents et ses deux sœurs dans un petit appartement de la basse-ville d’Amman. Auparavant, elle habitait Bagdad avec sa famille. Même si l’environnement est plus calme qu’en Irak, c’est un cul-de-sac. « Il n’y a aucunes opportunités », se désole-t-elle. En quelques jours de présence, nous avons pu échanger – en anglais – sur le chemin qu’elle a suivi avant d’arriver ici. J’ai pu la convaincre de me raconter son histoire par écrit. Ce qu’elle avait déjà fait auprès des services du Canada, pays qu’elle cherche à rejoindre.
« Ils ont menacé mon père »
Cette histoire, c’est aussi celle de bien d’autres personnes persécutées. Elle déferle dans les reportages, suscite la compassion, pousse à la prière des uns et aux dons des autres. Rien ne touche plus que la détresse. Il faut voir avec quel courage les chrétiens que j’ai rencontrés font face à leur situation. Ils ont 25, 30 ou 60 ans ; ils étaient étudiants en biologie, designer ou policier. Leur vie a basculé depuis l’arrivée de l’État Islamique.
De Bagdad, Helen se souvient : « On June 25, 2016, I was surprised by three armed masked men barging in our house. » L’irruption dans la maison familiale de ces trois hommes armés reste gravée dans son esprit comme la première image de la chasse aux chrétiens organisée dans la capitale Irakienne. « Ils ont menacé mon père, l’obligeant à quitter la ville avant la fin de la semaine », écrit-elle. La captivité et la mort attendent les réfractaires. La pression des milices fondamentalistes entrave la riposte des autorités. La peur règne alors au sein de la police, si bien que jamais elle ne se serait risquée à protéger les mécréants chrétiens. Or, cinq jours après les menaces, la famille d’Helen est réveillée par un bruit fracassant. « Nous avons vu les mêmes terroristes armés détruire la clôture de la maison et ils ont continué à nous menacer en disant que nous n’avions que deux jours pour partir, sans quoi ils mettraient en œuvre leurs menaces. » Sa famille fuit alors chez un parent au nord de Bagdad, puis chez un ami. Mais là encore, les humiliations et le harcèlement se poursuivent. Il faut partir, quitter définitivement l’Irak pour la Jordanie. Ce récit me rappelle une autre réalité, celle de ces chrétiens fichés à Mossoul par l’Etat Islamique. La lettre n, le noun arabe, était inscrite au fronton de leurs habitations, afin que chacun sût que des « Nazaréens » ou chrétiens s’y trouvaient.
Au début, j’ignorais tout du parcours d’Helen. Mais l’état d’esprit des personnes traquées se décèle dans un millier de détails anodins. Dans le taxi qui me menait à l’hôtel, après une longue journée, elle préféra passer de l’anglais à espagnol pour que le chauffeur ne pût comprendre ce que nous disions. Cette prudence m’étonna : que pourrait bien faire le chauffeur de mon test PCR négatif ? « Es mejor que no entienda nada » (c’est mieux qu’il ne comprenne rien), répondit-elle.
Les espoirs déçus
D’Aqaba jusqu’à Amman, il faut entre 4 et 5 heures. Le paysage est monotone, sableux, chaud, ponctué de stations-services et de magasins improbables. Ce trajet me permet de vérifier certains points du témoignage d’Helen auprès de mon chauffeur, Melad, et de son frère jumeau, tous deux réfugiés à Amman. Quatre heures d’échange passionnants, dans un anglais approximatif. Ils m’expliquent pourquoi on voit partout des maisons inachevées d’où dépasse du béton un treillage métallique. C’est comme en Grèce : en faisant ainsi, les Jordaniens ne paient pas de taxe d’habitation. Ils m’éclairent aussi sur l’origine de l’étrange chapelet sans croix que l’on voit à la main de tout musulman. L’objet n’a rien d’un chapelet ; c’est un passe-temps venu des Kabyles des premiers siècles. Rien de musulman donc, seulement une coutume préislamique.
Les splendeurs du golfe d’Aqaba ne suffisent pas à faire oublier l’Irak. Melad et son frère n’en peuvent plus de voir leurs espoirs déçus. S’acharner à vouloir rester sur une terre qui est pourtant la leur est plus suicidaire que courageux. Cette idée de guerre perdue habite les chrétiens et les pousse à s’expatrier. Mes deux accompagnateurs ont de la famille en Australie ; ils espèrent la rejoindre un jour. Trop de conflits, trop de souffrance privent les personnes persécutées et exilées d’une espérance, d’une foi en un avenir meilleur. SOS Chrétiens d’Orient ne prétend pas changer la donne mais veut redonner, par l’action humanitaire, l’envie à ces chrétiens d’être des bâtisseurs sur leurs terres. Vaincre la résignation, tout un programme !