Une actrice noire pour jouer une reine blanche ? Pas de problème pour Netflix, adepte du blackwashing.

« La reine Cléo­pâtre » sort sur Net­flix le 10 mai, mais sa bande-annonce dévoi­lée le 12 avril sus­cite déjà la polé­mique. En cause : c’est une actrice noire, Adele James, qui incarne la reine d’Egypte dans cette série docu­men­taire alliant recons­ti­tu­tion et témoi­gnages d’experts.

L’afrocentrisme assumé de Netflix dénoncé en Egypte

Net­flix assume tout à fait ce choix, et insiste même sur sa confor­mi­té avec la cou­leur de peau de Cléo­pâtre. D’après les experts inter­viewés, « c’est pos­sible qu’elle soit Egyp­tienne », puis « Je l’imagine avec des che­veux fri­sés comme moi, et la même cou­leur de peau », et enfin « ma grand-mère me disait : je me moque de ce qu’on t’a appris à l’école. Cléo­pâtre était noire ».

Des argu­ments légers qui ne passent pas auprès du public égyp­tien. Pour eux, Cléo­pâtre, aux racines gré­co-macé­do­niennes attes­tées, est for­cé­ment blanche. Une péti­tion en ligne cir­cule acti­ve­ment, cri­ti­quant l’afrocentrisme de la série, appe­lant à son annu­la­tion pour pré­ser­ver l’histoire et l’intégrité des Egyp­tiens comme des Grecs.

L’hommage de Jada Pinkett Smith aux reines africaines, tant qu’elles sont noires

Que Cléo­pâtre soit noire réjouit la pro­duc­trice exé­cu­tive et nar­ra­trice, Jada Pin­kett Smith, qui fait de la der­nière reine d’Egypte le second volet de sa série Reines afri­caines. Le pre­mier volet, Njin­ga, rend hom­mage à la reine du royaume de Ndon­go et du royaume de Matam­ba au XVIIe siècle. Njin­ga est aujourd’­hui un sym­bole natio­nal ango­lais, reven­di­qué tant par les anti­co­lo­nia­listes que par les fémi­nistes pour sa longue résis­tance aux Portugais.

Ins­pi­rée par sa fille Willow, Jada Pin­kett Smith confie à Tudum, le média de Net­flix : « Nous n’avons pas sou­vent l’occasion de voir ou d’entendre des his­toires de reines noires de peau, et c’était vrai­ment impor­tant pour moi, comme pour ma fille, et toute ma com­mu­nau­té d’être capables de connaître ces his­toires, car il en existe plein ! Le plus triste est de ne pas avoir un accès facile à ces femmes his­to­riques qui étaient si puis­santes et étaient la colonne ver­té­brale des nations afri­caines. »

La cause de la polémique : la méconnaissance de l’origine maternelle de Cléopâtre

Alors, qu’en est-il de l’origine et de la vraie cou­leur de peau de Cléo­pâtre ? Par son père Pto­lé­mée XII, Cléo­pâtre VII appar­tient à la dynas­tie d’o­ri­gine macé­do­nienne des Lagides, laquelle règne sur l’É­gypte depuis la fin du IVe siècle avant Jésus-Christ. Cette dynas­tie a été fon­dée par Pto­lé­mée Ier, l’un des géné­raux d’A­lexandre le Grand. Côté pater­nel, Cléo­pâtre est donc blanche. Mais tout se joue sur les ori­gines de sa mère, dont on ne connaît pas l’identité.

Fautes de sources suf­fi­santes, la pla­te­forme de vidéos à la demande pré­tend qu’on ne peut pas savoir pré­ci­sé­ment si la mère de Cléo­pâtre VII était une Egyp­tienne native ou une Grecque… A l’époque de son règne au Ier siècle avant Jésus-Christ, la popu­la­tion de l’Egypte était mul­ti­cul­tu­relle et mul­ti­ra­ciale. Alors autant choi­sir par­mi la « minorité » !

Pour Netflix, Cléopâtre est forcément égyptienne et africaine

« Cléo­pâtre se repré­sen­tait elle-même comme une Egyp­tienne, il faut ain­si arrê­ter de tou­jours la décrire comme uni­que­ment Euro­péenne », explique Sal­ly Ann Ash­ton, une des experts de la série, pour Tudum. « Cléo­pâtre diri­geait l’Egypte bien avant la conquête arabe de l’Afrique du Nord. Si elle est indi­gène par sa mère, alors ses racines sont afri­caines, et cela doit être mis en avant dans les repré­sen­ta­tions actuelles de Cléo­pâtre. »

Cléo­pâtre entre­te­nait d’ailleurs elle-même le mys­tère sur ses ori­gines mater­nelles, lais­sant pla­ner le doute sur une pos­sible ascen­dance égyp­tienne, d’au­tant qu’elle par­lait égyp­tien, contrai­re­ment à ses pré­dé­ces­seurs. De plus, à l’é­poque hel­lé­nis­tique, être un enfant « illé­gi­time » n’é­tait pas un obs­tacle poli­tique pour accé­der au trône, Pto­lé­mée XII étant lui-même, par exemple, le fils illé­gi­time de Pto­lé­mée IX.

Pour Netflix, les anciens Egyptiens sont noirs

De là, Net­flix se fait le porte-éten­dard de l’afrocentrisme et des thèses du cher­cheur séné­ga­lais Cheikh Anta Diop. Ce der­nier voit dans les anciens Egyp­tiens une popu­la­tion à la peau noire, de langue et de « culture afri­caine ». L’Egypte, et donc les Noirs, seraient à l’origine de toute civi­li­sa­tion. Il ne reste plus qu’à rac­cour­cir : Cléo­pâtre est égyp­tienne, et dès lors noire.

Afrocentristes contre égyptologues

Pour­tant, la théo­rie de Diop, déve­lop­pée dans les années 1950 et 1960, est plus que contes­tée. Selon l’archéologue Damien Agut­leur par exemple, sa démarche n’est pas scien­ti­fique mais seule­ment poli­tique, exis­ten­tielle et iden­ti­taire. Au-delà du fait de savoir si les anciens Egyp­tiens étaient ou non noirs, voyons éga­le­ment si la mère de Cléo­pâtre était égyp­tienne. Impos­sible, explique l’historien Mau­rice Sartre pour Géo.

« A par­tir du deuxième roi, la dynas­tie lagide a été tel­le­ment sou­cieuse de pré­ser­ver la pure­té eth­nique qu’ils se sont mariés entre frères et sœurs. Il n’est pas impos­sible que les rois d’A­lexan­drie aient cou­ché à droite à gauche, qu’ils aient eu des tas de bâtards. Nous n’a­vons aucune preuve à ce sujet. Mais pour les enfants royaux légi­times ou illé­gi­times ame­nés à régner, l’en­do­ga­mie la plus stricte était res­pec­tée. Donc ima­gi­ner que Cléo­pâtre ait eu du sang égyp­tien, c’est une absur­di­té totale. »

Whitewashing vs blackwashing

On peut rai­son­na­ble­ment pen­ser que Cléo­pâtre était blanche. Alors pour­quoi choi­sir une actrice noire ? On retrouve par exemple cette situa­tion dans la série de 2021 Anne Boleyn, où Jodie Tur­ner-Smith, actrice bri­tan­nique noire, inter­prète le rôle de l’épouse d’Henri VIII d’Angleterre. Le bla­ck­wa­shing, visant à aug­men­ter la diver­si­té eth­nique dans le ciné­ma, concur­rence-t-il le whi­te­wa­shing, qui à l’inverse consiste à choi­sir un acteur blanc pour jouer un per­son­nage issu d’une minorité ?

En effet, com­ment ne pas citer le péplum de 1963, Cléo­pâtre, où la reine d’Egypte est incar­née par Eli­za­beth Tay­lor? Et quid du futur film qui sor­ti­ra en 2024 où Gal Gadot repren­dra le rôle ? Devant des actrices si blanches (et juives de sur­croit), à chaque fois, les Egyp­tiens ne man­quèrent pas de dénon­cer l’appropriation cultu­relle. Et ils conti­nuent de le faire main­te­nant avec une actrice (trop) noire.

La polé­mique autour de l’origine de Cléo­pâtre ou de sa cou­leur de peau ne doivent pas éclip­ser l’essentiel : le por­trait d’une reine mythique, le der­nier pha­raon d’Egypte avant la domi­na­tion romaine, qui joua de son charme et de son intel­li­gence pour pré­ser­ver au maxi­mum son royaume, un per­son­nage dont la légende s’est empa­rée de son vivant même et qui fas­cine et ins­pire encore aujourd’hui.